Ma Tata Lili est morte dans la nuit de Mercredi à Jeudi . Elle a été hospitalisée le Mercredi soir , car elle respirait mal ; Monika a appelé le docteur - qui n'est pas venu - et le Samu , qui l'a faite hospitaliser ; et Dieu merci personne à l'hopital ne s'est acharné pour prolonger sa vie âgée . Elle est morte quelques heures plus tard , vers minuit je crois , Monika nous a appelés tôt le matin est on est allés tout de suite à Nice pour être auprès de maman ; on en est partis hier soir , et on y retournera Lundi matin .
J'ai passé le reste de la journée du Jeudi à ranger ; la concentration sur des tâches concrètes - préparer les obsèques , les formalités pour la tutelle , se renseigner pour le notaire , etc ... me tenait l'esprit terriblement tendu . De temps à temps le chagrin et les larmes venaient me rendre visite , ou le regret de n'avoir pu réaliser certains rêves un peu vagues ( j'aurais bien voulu lui montrer la belle région où j'habite maintenant , je crois qu'elle aurait apprécié autant que sa Provence d'origine ) ; le soulagement aussi parce que la monotonie de cette vie , la souffrance d'avoir été paralysée depuis bientôt treize ans lui pesaient . Chagrin parce qu'il n'y a plus , dans ma vie , la présence assurée , même lointaine , de quelqu'un qui , depuis toute mon enfance , ne m'a jamais dit un mot méchant , qui ne s'est jamais moqué de moi . Chagrin parce que j'aurais tellement voulu qu'elle ne soit plus paralysée ...
J'ai rangé et rangé ... Philippe a rangé et rangé ... des cartons et des cartons de vêtements que je vais donner au Secours Populaire ; des lettres et des photos oubliées . Certaines ont été une découverte , découverte des belles amitiés qu'elle avait et qui se manifestaient par de longues lettres reçues , belles quoiqu'un peu conventionnelles , au début du siècle dernier on ne considérait pas trop la spontanéité comme une vertu . Découverte d'une lettre de tata à maman , datée de Mai 44 , où tata raconte la vie à Nice au moment du débarquement dans le Sud de la France ; lettre qui m'a étonnée par une belle écriture , un talent de conteuse , une facilité d'expression , que je ne lui ai jamais connues à ma tata , dans la vie courante ... ( elle était rien qu' émotion dans cette vie de famille qu'elle menait avec nous , d'infernales explosions de colère , suivies de pleurs , mais jamais de facilité à s'exprimer longuement par les mots ... elle s'interrompait très vite , et mes soeurs , qu'elle avait terrorisées par ses colères , que ma marraine avait surement manipulées aussi , ricanaient affreusement . La vie de famille préserve de l'isolement , mais pas du manque de respect mutuel .) Photos de sa jeunesse , d'une partie heureuse de sa vie dans les années vingt , toute jeune professeur à Carpentras , photos prise au milieu d'un groupe de marcheurs du Club Alpin , au seuil d'une grotte montagnarde ; photos d'enfance que je connaissais déjà , le regard sérieux de la soeur aînée qui sait qu'elle a des responsabilités ; photos d'identité quand elle avait la soixantaine tonique , l'âge que je vais atteindre maintenant ... photos récentes où elle est dans son fauteil roulant . J'aurais envie de prendre les plus marquantes de ces photos ,de les ranger par ordre chronologique de gauche à droite , sur l'espace entre mes deux mains ouvertes , placées à largeur de ma propre cage thoracique . Toute une vie , de l'enfance à la très grande vieillesse . Toute une vie , peines et joies et souffrances et désirs , réalisés ou non réalisés , espoirs et désappointements , peurs et soulagement , pleurs et colères , plaisir de marcher en montagne au petit matin , de prendre un bon petit café , qui se sont succédés . Considérer toute cette vie , et la mienne y a été tellement entrelacée que je considére la mienne aussi , ou un aspect de la mienne , de la même façon . Et puis je rapproche doucement mes mains l'une de l'autre , tout doucement , et de la naissance à la mort tout se resserre et se recentre dans un seul instant , qui est juste l'instant présent où je regarde . Juste cette seconde ci . Juste cet instant .
Les photos que j'ai imaginairement disposées entre la main gauche et la main droite se sont repliées les unes sur les autres , en même temps que ma main gauche et ma main droite se posent , tout doucement , l'une contre l'autre , paume contre paume , doigts contre doigts , à hauteur du coeur . Chère Tata Lili , merci de m'avoir accompagnée tout ce temps . Je t'aimais bien , et j'ai fait de mon mieux . Nous avons tous fait de notre mieux .